L'article commenté se trouve sur le site Internet du Figaro:
http://www.lefigaro.fr/sciences/20060412.FIG000000132_pourquoi_ne_voit_on_pas_les_extraterrestres_.html
Vous donnez une bonne description des circonstances qui ont amené Fermi à mener sa réflexion.
Il peut paraître étonnant que le nom de Fermi soit plus populaire pour sa réflexion au hasard d'une discussion entre collègue, de ton léger, concernant la question de civilisations extraterrestres, que pour ses travaux en physique fondamentale et leurs applications, bombes atomiques et centrales nucléaires. Mais est-ce réellement étonnant? Je pense au contraire qu'en dépit des moqueries que l'on entend parfois, le sujet est tout simplement une des questions les plus fondamentales qui soit. Peut-être d'ailleurs les moqueries ne sont-elle qu'un signe de l'importance de la question.
Ci-dessus: Les pères de la bombe atomique,
Edward Teller (à gauche)
et Enrico Fermi (à droite)
à l'époque de la
fameuse discussion en 1951.
Quand Fermi est ses trois collègues entamaient leur réflexion, c'était bien comme vous le rappelez en commentant un dessin humoristique d'Alan Dunn dans le New Yorker, qui expliquait par boutade de mystérieux vols de poubelles à New York, en imaginant que les poubelles soient volées par des extraterrestres. L'idée d'associer les deux venait de ce que la période venait de montrer un record de rapport d'observations d'OVNIS.
Ci-dessous:la disparition de poubelles à New York
attribué aux extraterrestres.
A ce sujet une parenthèse peut être ouverte. Au-delà de la boutade et de la réflexion qu'elle a inspirée, il y a là également quelque chose de fondamental: ce que nous autres ufologues nommons "l'incommensurabilité". L'incommensurabilité est ce qui rend la perception et l'interprétation des faits d'un civilisation d'autant plus difficile à réaliser par une autre que ces deux civilisations sont culturellement, technologiquement et biologiquement séparées. Cette incommensurabilité peut faire paraître faussement absurdes les faits et gestes des uns pour les autres. Elle peut faire mal comprendre les uns par les autres. Elle peut empêcher les uns de même comprendre la nature ou même l'existence des autres. Que l'on se penche sur l'interprétation malheureuse des conquistadores par les Aztèques, les cargo-cults, la controverse de Valadolid, et d'autres situations où deux civilisations pourtant au moins biologiquement identiques se rencontrent pour la première fois.
Vous rappelez qu'au commencement de la discussion, il était question des chances qu'un objet puisse aller plus vite que la vitesse de la lumière. L'objet était la soucoupe volante; il s'agissait d'une discussion sur une des formes les plus naïves de la thèse des visiteurs extraterrestres: est-il envisageable qu'un équipage extraterrestre monte dans une soucoupe, se rende chez-nous, rentre sur sa planète, en un temps acceptable? Cela ne se peut que s'ils ont un certain moyen de se transporter dont nous n'avons pas idée puisqu'il ne nous est pas possible dans l'état actuel de nos techniques de voyage spatial et dans l'état actuel de ce que nous savons de la physique. Un tel voyage est exclu pour nous pour le moment, et certains plaident qu'il est exclu pour toujours et pour tout le monde. Il est intéressant de noter que ce n'était pas l'avis de Fermi. Dans la discussion, il a demandé à Teller quelle serait selon lui la probabilité de résoudre le problème lié à la vitesse maximale de la lumière dans le vide dans les 10 ans. Teller lui a répondu qu'il y avait une chance sur un million. Mais Fermi lui a répondu qu'il pensait plutôt à une chance sur dix.
Concernant le paradoxe de Fermi lui-même, vous en donnez la formulation courante, mais ce n'est pas la bonne.
La formulation courante est "puisque statistiquement les civilisations extraterrestres existent et que certaines doivent être bien plus anciennes que nous, pourquoi ne les voit-on pas?"
Si cela était la bonne formulation, la question serait réglée: il suffit alors de constater qu'il y a bien des gens qui en voient!
La bonne formulation par Fermi était d'une brillante clarté:
"Where is everybody?"
Où sont-ils tous?
Fermi savait que quelques-uns étaient vus, ou au moins prétendument vus.
Mais le noeud de l'affaire, le vrai paradoxe, était:
"Puisque statistiquement les civilisations extraterrestres existent et que certaines doivent être bien plus anciennes que nous, alors, elles devraient avoir colonisé le moindre recoin de la galaxie depuis longtemps, nous devrions avoir ici et maintenant comme voisins de paliers toutes sortes de représentants de nombreuses espèces extraterrestres! Or, s'il y a bien des gens qui rapportent en voir vu quelque engin, force est de constater que la Terre n'est pas peuplée d'une foule extraterrestre bigarrée."
C'est là, le paradoxe véritable qui intriguait Fermi: quelques OVNIS ne suffisent pas, la Terre devrait grouiller d'extraterrestres depuis très longtemps.
"Où sont-ils tous?"
Aussi, les solutions que vous évoquez n'en sont pas.
Je renonce comme vous volontiers à la première, celle qu'ils n'existeraient pas. Vous la jugez la moins plausible puisque l'on n'a pas trouvé d'éléments interdisant la vie extraterrestre. C'est aussi un sophisme plus qu'une solution: le paradoxe n'existe que sur le postulat que les extraterrestres ne peuvent pas ne pas exister.
Pourtant, s'il n'y avait aucun solution, c'est à dire aucun scénario possible pour expliquer la situation, qui est que la Terre ne grouille pas d'extraterrestres, le bon sens dicterait qu'en dépit de ce que cela soit totalement insensé que nous soyons ainsi les premiers et les seuls, cela doit être ainsi tout de même.
Une bonne solution au paradoxe de Fermi est donc un scénario qui respecte le principe de banalité à la base du paradoxe de Fermi (nous ne pouvons pas être les premiers et les seuls, ce serait une chance telle que cela confine à l'impossible), mais également qui donne une explication au moins possible si non évidente au fait que la terre ne grouille pas d'extraterrestres installé là depuis un ou deux milliards d'années.
C'est pourquoi nombre de solutions ne sont pas valables. Certaines sont avancées par des ufologues qui comme moi-même, veulent pourtant bien considérer que des rapports d'observations d'OVNIS n'ont pas de meilleure explication que celle des visites extraterrestres. Dans cette catégorie, la plus mauvaise solution est de dire que les extraterrestres sont bien là puisqu'on en observe sur notre planète. Non, car il n'y en a pas assez. Il n'y pas de plausibilité dans l'idée que, par exemple, ils seraient justement au début de leurs opérations de colonisation de la galaxie. Justement maintenant? Dans les 5 à 10 milliards d'années qu'ils ont eu pour le faire, ils le commenceraient tout juste maintenant? Ici encore, la coïncidence confinerait à un improbable proche de l'impossible.
Nous pouvons éliminer certaines des solutions que vous évoquez comme également mauvaises:
Ils n'auraient pas encore établi le contact?
Mais il est improbable à la limite de l'impossible que dans tous le temps déjà écoulé pour ce faire, aucune civilisation n'ait encore colonisé la galaxie. Il est improbable au point de confiner à l'impossible qu'il n'y ait que deux civilisations, la notre, et la leur, qui seraient juste sur le point d'établir le contact. Il est improbable au point de confiner à l'impossible qu'il n'y ait qu'une civilisation, la notre, mais tout aussi difficile à défendre qu'il n'y en ait que deux, la notre et la leur. Il doit y en avoir un certain nombre, et elles ne peuvent pas toutes être apparues exactement en même temps, et au moins certaines existent depuis longtemps et ont du obligatoirement coloniser la galaxie: même si cela nécessite des millions d'années, la galaxie a des milliards d'années d'existence, plus qu'il n'en faut.
La plupart des mauvaises solutions s'écroulent ainsi: "ils" ne sont pas colonisateurs? Il faut alors postuler qu'aucune civilisation extraterrestre n'a l'esprit colon, excepté la notre. Ils sont tellement différents d'aspect de nous que nous ne voyons pas qu'ils sont là en masse, ils nous sont invisibles? Mais là encore, il faut postuler qu'ils ont tous cette caractéristique, qu'aucun n'est suffisamment semblable à nous pour en être au moins un peu visible. Nous ne les intéressons pas, nous sommes dans un recoin sans intérêt de la galaxie? Alors il faut postuler que nous n'intéressons aucune civilisation extraterrestre, que la terre et ses environs soient sans valeur depuis quatre milliards d'années pour toutes les civilisations extraterrestres.
S'écroulent ainsi ces solutions que vous évoquez:
"... Nous n'avons pas (encore) les technologies pour recevoir et décrypter leurs messages ..."
Mais vos voisins de palier devraient être extraterrestres, installés ici de manière ostensible depuis longtemps.
"... ils sont vraiment trop loin ..."
Mais ils ont eu des milliards d'années pour coloniser la galaxie. Vos voisins de palier devraient être extraterrestres, installés ici de manière ostensible depuis longtemps.
"... cela ne les intéresse pas ..."
Mais ils sont bien obligé de s'y intéresser s'ils ne veulent pas être eux-mêmes colonisés par d'autres plus intéressés. Vous devriez avoir comme voisins ceux qui sont bien intéressés, installés ici de manière ostensible depuis longtemps.
"... ils sont venus et repartis ..."
Mais d'autres devraient être venus sans repartir. Mais vous devriez avoir comme voisins ceux qui sont bien intéressés, non pas ceux pratiquant le tourisme mais ceux ayant l'esprit colon, installés ici de manière ostensible depuis longtemps.
Les solutions valables sont bien de l'ordre de celles dont vous écrivez qu'elle donnent le tournis à la raison. Ce sont bien les réponses qui postulent qu'ils sont déjà parmi nous, à cette nuance qu'il s'agit de considérer qu'ils ont déjà colonisé la galaxie.
Ils ont, cela est simplement obligatoire dans le cadre du paradoxe de Fermi, colonisé la galaxie. Pourtant, ils ne sont pas sur Terre installés comme le sont nos voisins de palier mais depuis plus longtemps. Toutefois, des gens rapportent occasionnellement mais régulièrement avoir vu extraterrestres et leurs engins.
C'est cette situation, et ni plus ni moins que cette situation, dont il s'agit de rendre compte par au moins une explication possible, sinon plausible.
S'il existe au moins une solution, un scénario possible, qui soit au moins un peu plus plausible que l'idée que nous soyons les seuls, alors le paradoxe de Fermi est une affaire résolue.
Même avec cela correctement posé, il existe de mauvaises solutions. Par exemple, j'ai entendu proposer qu'il y aurait périodiquement des sursauts gamma ou autres catastrophes astrophysiques qui stériliseraient régulièrement la galaxie et "remettrait les compteur à zéro" pour toute forme de vie de façon suffisamment fréquente pour qu'aucune n'ait pu coloniser complètement cette galaxie dans l'intervalle. Erreur! Nous constatons bien que la vie sur terre n'a jamais été ainsi totalement stérilisée. La vie sur terre a plus de 3 milliards d'années et n'a jamais été complètement anéantie, et abouti à au moins une espèce se lançant dans le voyage spatial. Par quelque bout que l'on veuille prendre les thèses de stérilisations galactiques, il reste toujours cette Terre obstinément grouillante de vie montrant une évolution continuelle, avec quelques mini-catastrophes, mais aucune stérilisation complète.
Y a-t-il donc des solutions? Je le pense.
La première que je voudrais présenter est une solution "de droit". Elle n'est nullement glorieuse, mais il suffit qu'elle soit possible. Cette solution est qu'il suffit d'accepter l'idée que nous n'avons pas encore compris la situation. Il suffit d'accepter l'idée qu'il y a un certain paramètre manquant qui fausse le raisonnement autour du paradoxe de Fermi. Il suffit d'accepter l'idée qu'il existe bien une explication à la situation, mais que nous ne l'avons pas encore vue. Pour expliquer que nous ne l'ayons pas encore vue, il suffit d'accepter l'idée que nous manquons encore d'avoir vu certaines pièces du puzzle. Est-ce déraisonnable? Je ne le pense pas. D'un autre côté il est évident que de proposer l'ignorance comme solution, ce qui revient à régler un problème par un mystère, suscitera des ricanements irrationnels, et n'est guère satisfaisant intellectuellement. Il peut donc être sage de chercher mieux, de se chercher quelque solution ayant un contenu que l'on puisse d'ores et déjà exposer, en somme, un tient vaut mieux que deux tu l'auras.
Des scénarii, ou réflexions, sont possibles.
Une classe parmi eux est celle des considérations écologiques. Nous pouvons spéculer autour de telles considérations à partir de l'exemple de notre propre planète.
Nous pouvons considérer le lapin comme une des espèces colonisatrices de notre terre. A son rythme de reproduction, on pourrait sottement imaginer que la terre devrait être depuis un certain temps être recouverte d'une couche de lapins de plusieurs mètres de haut. Ou encore, d'une couche de fourmis, ou de n'importe quelle autre espèce. Il s'avère que cela ne se passe visiblement pas comme cela. Les espèces sont presque toutes colonisatrices, elles se multiplient en théorie d'une façon vertigineuse, mais finalement, aucune ne semble l'emporter totalement. Mieux, certaines pourraient être à un stade où de leur point de vue il n'y a plus rien de plus à coloniser, alors qu'elles n'occupent pas massivement la totalité de la planète tout de même, et sont le plus souvent victimes de la prédation d'autres espèces. Certaines de nos espèces terrestres sont prédatrices d'autres, mais toutes sortes de cas de figures se remarquent: les unes mangent les autres, mais les autres ne vivent que grâce à encore d'autres, en parasites ou en symbiose. Il y a là une écologie, dans laquelle nous comprenons bien pourquoi la terre n'est pas finalement recouverte d'une couche de lapins. Il est bien possible qu'il y ait une écologie galactique, dont nous ne connaissons pas exactement les paramètres de loin s'en faut, qui rende invalide le modèle dans lequel si des extraterrestres existent, alors ils devraient être nos voisins de palier depuis longtemps.
Au-delà de ces considérations, des scénarii qui sont en droit des solutions possibles voire plausible au paradoxe existent, et je veux en présenter un. De fait, il suffit d'une unique solution à un paradoxe pour résoudre le paradoxe.
Il se peut que ce que nous considérons comme "nous" n'est rien d'autre que le résultat de la colonisation de la galaxie par la première, ou les quelques premières, intelligences technologies extraterrestres.
La première intelligence technologique extraterrestre ayant voulu coloniser la galaxie a peut-être fait cela d'une manière proche de ce que von Neumann avait proposé comme probable: on ne peut pas simplement construire des millions de fusées et les envoyer dans toute la galaxie. Il faut être plus raffiné. Il s'agit d'envoyer dans la galaxie des "machineries" autonomes, qui s'auto-réparent, se multiplient, s'adaptent. Ainsi, la cellule de base, l'ARN initial, pourrait être tout simplement la machine de von Neumann d'une certaine civilisation extraterrestre. Cette machine de base colonisera toute seule la galaxie pour le compte de ses fabricants initiaux, et pourra contenir la programmation qu'ils souhaitent pour que cette colonisation s'accompagne d'une "sécurité" permettant de gérer les risques que la machine se retourne contre son créateur. Aucune machinerie ne saurait être entièrement parfaite, et nos OVNIS sont alors par exemple les engins des quelques autres lointaines émanations des mêmes machines de von Neumann qui auraient peut-être mis en échec les sécurités dans une certaine mesure, ou fonctionné hors de ce qui était prévu, les exceptions pouvant cependant être gérées par les colonisateurs initiaux qui ont eu des milliards d'années depuis la colonisation pour ce faire.
Dans ce scénario, il y a bien un colonisateur initial occupant le terrain, car il s'agit peut-être bien d'abord d'acquérir une mainmise sur la galaxie avant les autres plutôt que d'en faire une colonisation ordinaire en occupant massivement planète après planète, au risque que d'autres en fassent autant de leur côté, mais avec plus de succès. Il s'agit en sorte pour les premiers de "miner le terrain." Répandre la vie dans toute la galaxie assure une certaine homogénéité de son évolution, limite l'apparition d'une concurrence aux capacités imprévisibles en installant ses propres "troupes" contrôlables partout. Il s'agit en quelque sorte de jardinage galactique. C'est ce que je ferais.
L'intégration de nos OVNIS, de nos visites extraterrestres qui ne sont pas des invasions massives et ostensibles, qui ne sont pas colonisations même lorsque ces OVNIS sont périodiquement abondamment rapportés, peut se faire dans un tel scénario à la lumière de ce qui précède. Tout se passe comme si nos visiteurs ne tenaient pas à entreprendre une colonisation massive, comme s'ils ne tenaient pas à attirer l'attention d'une certaine "police galactique" par des actions trop ostensibles. Nous avons la une variante de ce qui est souvent appelée la thèse du "zoo", à ceci près que tout comme pour nos zoo, il arrive inévitablement qu'un animal s'échappe, qu'un enfant jette de la nourriture dans une cage malgré l'interdiction, que les fourmis s'installent dans la zone des singes, et toutes sortes d'incidents qui peuvent être dramatiques ou passer inaperçus pour telle ou telle espèce, mais qui toutefois sont globalement bien gérés par les gardiens, les situations dramatiques étant repérées, tandis que les inévitables petits incidents ne sont justement guère dramatiques et ne justifie donc pas une recherche impossible d'une perfection du contrôle qui reste inatteignable.
Le vrai paradoxe de Fermi n'est pas "Pourquoi ne voit-on pas les extraterrestres?"; il est "pourquoi n'avons-nous pas été depuis longtemps massivement occupés par les extraterrestres?"
Au moins une solution possible existe. On ne peut donc plus affirmer que nous sommes seuls ni qu'aucun OVNI n'est extraterrestre sur la base du paradoxe de Fermi.
Patrick Gross - 2006